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Spoliation des communs, dette et désastre écologique en Provence aux XVIIe-XVIIIe siècles
samedi 18 juillet 2015
Quiconque a vu une carte postale de la région au XIXe siècle est frappé par l’aspect lunaire, complètement dénudé, des montagnes des Basses-Alpes. La forêt n’occupait que 18 % du département (contre 50 % actuellement).
On rejette couramment la responsabilité de cette déforestation, et les inondations catastrophiques qu’elle entraîne, sur la classe des paysans incultes, défrichant sans réfléchir, pour faire paître chèvres et moutons. C’est le cas depuis Thérèse Sclafert [1](que son nom soit honni) qui accuse les chèvres, dans la continuité de Napoléon Ier qui les avait interdites ; des universitaires parlent encore des « paysans destructeurs » en 2006 [2]. Ces auteurs à courte vue ne considèrent que le point d’arrivée, l’absence de forêt au XIXe, et pas les causes et le processus de destruction.
Dette & spoliation
Les causes de la déforestation remontent au XVIe siècle. La guerre de Cent Ans finie, les villages se repeuplent, et les forêts qui avaient repoussé sont à nouveau défrichées, mais de manière limitée. Les villages s’organisent en communautés, où les décisions sont prises collectivement, et une partie des terres est épargnée pour l’usage de tous : bois de chauffe, pâturages, cueillette [3]… Ce sont les biens communs de la communauté, qui sont soigneusement protégés (d’où leur nom de défens [4]), comme un capital collectif à préserver.
Avec les guerres de religion (1562-1598), les communautés villageoises s’endettent pour construire ou réparer leurs fortifications, acheter des armes, payer des rançons pour éviter que le village ne soit mis à sac par une bande de soudards (Montjustin n’ayant pas voulu en passer par là fut détruit), acheter du blé pour pallier à des récoltes détruites. Le plus souvent, leurs créanciers sont des nobles, avec un mode de vie urbain impliquant des dépenses nombreuses. Ils demandent à être remboursés en monnaie, les paysans préfèrent payer en nature. Après des négociations longues et acharnées, les paysans voulant absolument éviter de payer leurs dettes en argent (« synonymes de violences en cas de défaut », les percepteurs des impôts étant accompagnés de la troupe), le règlement général des dettes en monétaire est imposé en 1640 par le Parlement d’Aix [5]. Les communautés villageoises, malgré des tentatives de coordination, étaient divisées face à une classe dominante consciente de ses intérêts et organisée.
C’est le remboursement de ces dettes qui cause une destruction des communs et partant, de la forêt provençale [6]. D’autres règlements de même nature et aux effets similaires sont imposés par le pouvoir royal, un édit de Colbert en 1683 puis par l’intendant de Provence en 1715 [7]. Pour rembourser ces dettes énormes, équivalentes à plusieurs années de budget, les communautés vendent (privatisent) leurs biens : fours et moulins collectifs, mais aussi les défens, les communs, les terres gastes (landes non-exploitées) et les bois [8]. Ces terres pauvres sont le plus souvent mises en culture au profit des créanciers. La perte de ces biens communs entraîne dans toute la Provence un recul important de la taille des troupeaux (divisé par trois à Vergons, par exemple) [9], et menace même les pâturages destinés aux animaux de labour [10].
Profits pour les uns, ravages pour les autres
La liquidation des dettes des communautés force le passage d’une économie sensible aux équilibres communautaires vers une économie marchande et monétarisée [11] à visée productiviste [12]. Ce changement d’économie traumatisant (au point que le mot défens change de sens pour signifier « espace défriché » [13]) provoque le recul des solidarités au sein de la communauté [14] ; c’est aussi l’entrée dans un monde où toute la terre est cadastrée (et pas seulement les champs cultivés) et donc considérée pour sa valeur financière, autre traumatisme [15]. Cela ne s’est pas fait sans résistances des communautés, dont les habitants attaquent parfois presque tous ensemble les bois du seigneur qui les a injustement privés de leurs communs [16]. Un triple mouvement de conversion des espaces communs et végétalisés en terres cultivées et immédiatement rentables (car non-cultivées, mais pour peu de temps car ce sont des terres pauvres qui ne reçoivent aucun fertilisant [17]), de coupe de bois pour la marine royale, et de spéculations seigneuriales à court terme sur les forêts [18], porte des coups sensibles à la forêt provençale. La destruction de la forêt du Lubéron date de ce moment [19]. Un minimum climatique du Petit Âge glaciaire est atteint en 1650 : jusque vers 1730, les pluies sont plus importantes, sur des terres plus souvent nues qu’autrefois, et les inondations et les débordements des torrents deviennent plus ravageurs [20]. L’érosion fait des dégâts très importants, jamais vus depuis la naissance de l’agriculture au néolithique (soit depuis plusieurs milliers d’années) [21]. Les archives montrent que les paysans, et certains seigneurs ont conscience que la destruction des communs est responsable des dégâts, mais sans que les défrichements soient réversibles, le droit de propriété est sacré. Tout ça pour rembourser des dettes odieuses et satisfaire les appétits financiers des puissants. Toute ressemblance avec notre époque n’est pas fortuite, la dette a toujours été un outil d’asservissement des peuples, et la révolte contre la dette, le début de révolution politiques, de la première d’entre elle, en 509 av. J.-C. à Athènes à la Grande Révolution…
Cet événement est l’une des bifurcations les plus importantes dans l’histoire de l’économie rurale et de l’écohistoire provençale. Si le rôle des chèvres n’est pas à effacer (120 000 chèvres à la fin de l’Ancien Régime en Provence contre 36 000 en 2010), il est à fortement relativiser, d’autant que nombre des chèvres n’appartiennent pas aux petits paysans, mais à des troupeaux de type capitaliste [22] [23]. Ce qui doit par contre disparaître, ce sont les considérations sur l’irresponsabilité, voire l’imbécillité de la classe paysanne. Dans cette histoire, ce sont bien les classes dirigeantes qui, par appât du gain, sont à l’origine de la disparition du couvert végétal des collines provençales. Classes dominantes, disposant du pouvoir d’information, elles en ont rejeté jusqu’à maintenant la faute sur le bas-peuple.
LE LOUP DES STEPPES
Notes
[1] Thérèse Sclafert, Cultures en Haute-Provence, déboisements et pâturages au Moyen Âge, EPHE, tome IV, Les Hommes et la Terre, Paris, 1959, 271 p.
[2] Éric Fabre, Philippe Moustier, « Des paysans destructeurs de la forêt aux agriculteurs gestionnaires de l’environnement : le cas des éleveurs en Haute-Provence (début XIXe et fin XXe siècle) », Le retour des paysans ? À l’heure du développement durable, Éditions Edisud, Aix-en-Provence, 2006 (ISBN 978-2-7449-0594-0), en ligne : https://books.google.fr/books?id=TITpjaZl8f0C&pg=PA31&lpg=PA31&dq=des+paysans+destructeurs+de+la+foret&source=bl&ots=AvwSxnJc1D&sig=rvglcKGB0_P3FQbpvQnnvkAxIMQ&hl=fr&sa=X&ved=0CDoQ6AEwBGoVChMImdSL7vbLxwIVRNIaCh2_TA8o#v=onepage&q=des%20paysans%20destructeurs%20de%20la%20foret&f=false.
[3] Cependant, il ne s’agit pas de « démocratie villageoise », mais d’une oligarchie favorisant les possédants : le conseil ne rassemble la plupart du temps que les propriétaires, voire uniquement les gros propriétaires ; les communs ne sont pas utilisés librement ou de manière égale entre les habitants, mais proportionnellement à l’importance des troupeaux : un paysan ayant 5 moutons avait dix fois moins de droits d’utilisation qu’un laboureur en possédant 50...
[4] Georges Pichard, « L’espace absorbé par l’économique ? Endettement communautaire et pression sur l’environnement en Provence (1640-1730) », Histoire & Sociétés Rurales, 2001/2 (Vol. 16), p. 95, en ligne : http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=HSR_016_0081.
[5] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 83.
[6] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 82.
[7] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 86.
[8] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 83.
[9] Pichard, « Torrents et société à Vergons au temps du « Petit Âge Glaciaire » », Méditerranée, tome 102, 1-2-2004. Géosystèmes montagnards et méditerranéens. Un mélange offert à Maurice Jorda, p. 120 (en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/medit_0025-8296_2004_num_102_1_3346) et Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 89 et 94.
[10] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 90 et 94.
[11] Georges Pichard, Espaces et nature en Provence. L’environnement rural 1540-1789, jury de thèse, 1999.
[12] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 82.
[13] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 95.
[14] Pichard, Torrents et société…, op. cit., p. 125.
[15] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 102.
[16] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 108.
[17] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 92.
[18] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 96.
[19] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 93.
[20] Pichard, Torrents et société…, op. cit., p. 125-126.
[21] Pichard, L’espace absorbé…, op. cit., p. 95.
[22] ibid.
[23] Enquête Agreste 2010, en ligne : http://agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/Gar14p316-323.pdf